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Les sacrifices d’animaux à Sumba

Sumba, sacrifices des animaux

Cet article a été publié en 2007 après que j’aie donné une conférence sur Sumba pour l’association Pasar Malam à Paris. Cette association franco-indonésienne publie une revue, le Banian, sur des thèmes différents. Le numéro dans lequel cet article est paru avait pour titre « Le don : offrandes, sacrifices, partages, reconnaissance ».

Je me suis principalement basée sur mon mémoire, rédigé en 1998, sur les rites funéraires à Sumba.

« Laisser le sang couler sur la place du village », les sacrifices d’animaux à Sumba

A-M Vassal-Harrison, Diplômée d’anthropologie, conférencière

Les touristes en mal d’exotisme (voir les Banian n° 3 & 4) peuvent faire leurs réservations pour Sumba : il leur est pratiquement garanti de voir de longues processions sur les routes comprenant des animaux, des cochons et des buffles notamment, qui vont être sacrifiés. Et si cela ne leur suffit pas, certains journalistes prétendent même que des touristes ont failli être sacrifiés lors de la pasola, « jeu traditionnel » à Sumba (définition trouvée sur Internet1…). Voilà qui devrait rendre les vacances corsées !

En fait, oui, les sacrifices d’animaux sont une pratique courante à Sumba, les sacrifices humains ont existé, mais ne font plus partie des rites accomplis. Dans cet article, je voudrais donc parler des rites sacrificiels qui sont pratiqués et du contexte dans lequel il faut les envisager. Que représente donc pour les Sumbanais le fait de « laisser couler le sang sur la place du village »2 dans le contexte indonésien actuel ?

Le sacrifice d’animaux en termes généraux sans se référer à une religion spécifique désigne la mise à mort rituelle d’un ou de plusieurs animaux pour en faire une offrande aux « dieux », la mise à mort délibérée de la victime lui conférant une valeur sacrée (étymologie facere et sacra). Cette définition est aussi valable à Sumba, mais peut revêtir plusieurs formes car, d’une part la notion de divinité pour les sumbanais est fort loin de ce que nous pouvons connaître en Occident et d’autre part le sacrifice s’adresse quelquefois à la divinité ou aux ancêtres, quelquefois aux morts, quelquefois aux vivants.

***

Tout d’abord, il est peut-être utile de situer Sumba. Petite île de 200 km sur 80, elle se trouve dans les petites îles de la Sonde, au sud de Komodo et de Flores.

De par sa position géographique, elle est située hors des routes commerciales traditionnelles et son climat aride font que les ressources naturelles y sont limitées. Les influences étrangères y ont donc été moindres et la « religion » traditionnelle est encore vivace, les cérémonies en particulier sont toujours présentes dans le quotidien des Sumbanais. Plusieurs groupes culturels existent à Sumba même et chacun présente des caractéristiques différentes dont l’analyse relève d’un article plus détaillé. Ceci dit, il existe de grands recoupements ce qui permet de parler d’une culture sumbanaise3. On peut cependant retenir pour les grandes lignes qu’il existe deux grandes tendances : Sumba Est (plus conservateur) et Sumba Ouest.

La « religion traditionnelle » est appelée marapu, ce mot désignant les ancêtres fondateurs et par extension tout ce qui a trait au sacré. Pour les Sumbanais, un démiurge, entité à la fois masculine et féminine, a créé le monde, mais on ne communique pas directement avec cette divinité dont on a souvent peur, car elle est considérée comme « brûlante » ou dangereuse. Les oppositions dualistes du type froid/chaud, masculin/féminin, extérieur/intérieur font partie du registre de concepts utilisés par les Sumbanais. Les ancêtres fondateurs, les marapu sont ceux à qui on s’adresse : ils ont mis de l’ordre dans la création où régnait un certain chaos, la terre par exemple n’étant pas séparée du ciel, et ils ont établi des règles qui permettent de vivre en société. Le respect de ces règles génère une vie harmonieuse alors que le manquement aux édits met en péril non seulement celui qui en est responsable mais la communauté en général.

En effet, chaque sumbanais se définit tout d’abord par son appartenance à un « clan » (kabihu, uma, suku, etc. suivant les districts) patrilinéaire qui descend d’un marapu spécifique. A l’intérieur de ce clan, il ou elle occupe une certaine position sociale, soit noble, soit roturier, autrefois aussi esclave. Tous ces facteurs, ainsi que l’âge et le sexe vont déterminer la façon dont la vie doit se dérouler suivant les préceptes transmis par les marapu. Il ne s’agit pas de « réussir » sa vie en tant qu’individu, ou de mériter un quelconque salut par l’accomplissement d’actes moralement bons, mais plutôt de rester dans le rang afin de ne pas mettre en péril le groupe. Maladie et mort sont perçus comme la manifestation de la colère des marapu due à un manquement quelconque.

C’est donc dans ce contexte que vont avoir lieu les sacrifices d’animaux. Ils sont de plusieurs sortes :

Les sacrifices divinatoires

Il est courant de sacrifier un poulet en particulier pour en examiner les entrailles et le foie. L’officiant pourra alors déterminer si la cérémonie qui doit se dérouler se passera sous de bons augures ou non. À Kodi (Sumba Ouest), on examine aussi parfois le foie d’un buffle sacrifié.

Dans ces deux cas, le sacrifice sert à établir le contact avec les forces de l’au-delà qui semblent pouvoir communiquer aux vivants par l’intermédiaire de ces animaux. L’officiant (souvent un homme âgé, parfois appelé ratu4) peut interpréter les messages de l’au-delà grâce à la mort de l’animal sacrifié qui lui permet d’entrer le monde du sacré.

Les sacrifices « messages »

Dans les sacrifices divinatoires, l’officiant interprète la volonté des marapu pour savoir s’ils sont favorables au déroulement d’une cérémonie par exemple. Mais il existe aussi des sacrifices qui envoient des messages dans l’autre direction. Par exemple lorsque des négociations de mariage ont abouti, on sacrifie un cochon ou quelquefois un chien pour porter la nouvelle aux marapu qui doivent être tenus informés. Faire couler le sang de l’animal sacrifié permet encore une fois de communiquer avec le monde sacré des marapu. Ceci est particulièrement important dans le cadre d’un mariage car le choix d’un partenaire se doit de respecter les lois gouvernant les mariages énoncés par les marapu. Un mariage n’est pas l’association de deux individus, mais l’union de deux clans et toute erreur mettrait en péril l’équilibre cosmique. Il y aurait alors « inceste ». Le mot sumbanais est hala, variante de salah en indonésien, une erreur donc, et non pas une faute morale.

Les sacrifices propitiatoires

Si une faute a été commise, ce qui sera évident, car maladie, catastrophes et même mort s’abattront sur le clan, il va falloir réparer. En premier lieu on établit la cause du mécontentement des ancêtres par un sacrifice divinatoire. En effet on ne peut être sûr que celui qui a souffert est le coupable : le châtiment peut frapper n’importe quel membre du clan. Ceci est particulièrement nécessaire lorsqu’il y a eu malemort, car l’âme du défunt ne peut alors suivre le parcours nécessaire qui fait passer le défunt du statut de vivant à celui de mort (ce à quoi servent les rites funéraires) et de nouveau cela présente un risque pour la communauté toute entière. Une fois la cause trouvée, on offrira un buffle ou un cochon aux marapu, suivant la gravité de la faute et les moyens de celui qui fait sacrifier l’animal.

À Laboya (Sumba Ouest), une chèvre est brûlée vive à la fin de Paðu, saison de transition entre la saison sèche et la saison des pluies. Sorte de « bouc émissaire », cette chèvre représente toutes les fautes qui ont pu être commises dans l’année5.

Les sacrifices « offrandes »

Au cours de cérémonies funéraires par exemple, des animaux sont sacrifiés en offrande. Certains bien sûr seront offerts aux marapu, mais il est intéressant de constater que certains de ces animaux peuvent être offerts aux « esprits », terme général qui recouvre des créatures dont le statut est incertain, souvent associées à un lieu ou à un phénomène naturel. On trouve souvent un autel (katoda, voir photo ci-dessous) dédié à ces esprits à l’intérieur du village.

Les sacrifices aux morts ou sacrifices « provisions »

Lors des rites funéraires, certains animaux sont sacrifiés afin d’aider le défunt à regagner l’au-delà et peuvent aussi servir de provisions dans l’autre monde. Lorsqu’il s’agit de ce type de sacrifice, la chair des animaux n’est jamais consommée car elle est ressentie comme appartenant au défunt.

Le cheval du mort est souvent sacrifié ainsi pour transporter le défunt dans le village des morts qui ressemble à celui des vivants, d’où la nécessité d’y emporter des provisions. On notera aussi que bijoux, tissus, etc. font partie des biens qui sont requis par le défunt. Le sacrifice du cheval ne se fait que pour les familles assez riches, dans le cas où la famille n’en a pas les moyens le cheval est simplement approché de la tombe.

Les sacrifices « partages »

Ces sacrifices sont les plus courants au cours des cérémonies funéraires et resserrent les liens qui existent à l’intérieur des clans. Les buffles qui sont sacrifiés au marapu du clan du défunt sont ensuite dépecés et la viande en est redistribuée aux invités. Les invités sont d’ailleurs les membres du clan et la distribution se fait de façon très codifiée, les différents morceaux du buffle ayant un symbole qui s’inscrit dans le répertoire dualiste déjà mentionné (affins et agnats, donneurs ou preneurs de femme). Il est à noter que la consommation de viande à Sumba est très réduite en temps normal et que la distribution de viande est donc toujours un événement.

On trouve donc dans ce type de sacrifice une dimension supplémentaire puisque ce sacrifice s’adresse non seulement aux ancêtres et aux défunts, mais aussi aux vivants qui vont directement participer à la cérémonie. Afin d’en perpétuer la mémoire, les cornes des buffles et les mâchoires des porcs sacrifiés sont conservées et mises en évidence à l’entrée de la maison de l’organisateur qui en gardera ainsi le prestige pendant longtemps.

Les sacrifices de prestige

Le prestige est en effet très important car un défunt pour lequel un grand nombre d’animaux a été sacrifié, sera accueilli dans le village des morts avec les honneurs qui lui sont dus. Il convient également de rappeler que le prestige personnel rejaillit aussi sur tout le clan : tous, de par leur appartenance au clan prestigieux, profitent indirectement de la renommée acquise. Ces sacrifices de prestige prennent une forme un peu différente suivant que l’on se trouve à Sumba Ouest ou Sumba Est.

A Sumba Est, on pratique les funérailles différées afin d’avoir le temps d’amasser les prestations nécessaires pour organiser une cérémonie qui permettent au défunt d’avoir un statut digne de lui dans l’autre monde. Même chez les personnes modestes, il est courant de reporter les cérémonies funéraires de plusieurs mois, période pendant laquelle le cadavre est gardé dans la maison et le mort est simplement considéré comme « endormi ». Chez les nobles, le temps d’attente peut être considérable et la cérémonie peut impliquer plusieurs milliers de personnes.

En 1995, par exemple trois membres du lignage noble de Uma Ana ont été enterrés, alors qu’ils étaient décédés plusieurs années auparavant. Le nombre d’animaux sacrifiés (buffles, chevaux et cochons) s’est élevé à 300. Les chevaux n’ont pas été consommés, leur chair est restée comme offrande aux marapu. Une certaine proportion des buffles a été consommée (je n’ai pas le détail précis des chiffres).

A Sumba Ouest, la situation est un peu différente : en effet on peut « préparer » sa tombe avant sa mort ou, le cas échéant, les survivants peuvent construire une plus belle tombe pour un défunt pour lui assurer un meilleur statut dans le village des morts. (Ceci est considéré comme de très mauvais goût à Sumba Est). Les funérailles doivent d’ailleurs avoir lieu 5 jours maximum après le décès. Au cours des funérailles on sacrifie des buffles qui sont distribués au clan comme décrit précédemment. Il est maintenant interdit par le gouvernement indonésien de sacrifier plus de 5 buffles par cérémonie, car autrefois, certaines personnes se ruinaient pour organiser une cérémonie la plus magnifique possible puisque le nombre de buffles sacrifiés augmentait le prestige du défunt et de son clan6.

Il existe encore une forme de cérémonie de prestige à Sumba Ouest qui requiert un grand nombre d’animaux sacrifiés : lorsqu’un homme peut organiser ces cérémonies (très coûteuses, donc seul un nombre infime peut se le permettre) il atteint le statut de rato qu’on peut approximativement traduire par ancêtre divinisé. Au cours de la cérémonie, la viande des animaux sacrifiés est distribuée, mais l’organisateur de la fête a plus de latitude quant à la façon dont il distribue les morceaux que pour une cérémonie funéraire. Une de ces cérémonies est la mise en place d’un mégalithe, tiré par des centaines d’hommes, qui sera la pierre tombale de l’organisateur. Le trajet de la pierre peut prendre plusieurs mois suivant la distance à parcourir. Un nombre important d’animaux est sacrifié durant le trajet de la pierre pour nourrir ceux qui tirent la pierre, ainsi qu’à l’arrivée du mégalithe à sa destination.

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Nous voyons donc que les sacrifices font partie du quotidien à Sumba, qu’il en existe plusieurs sortes et que les motivations peuvent en être complexes. Mais le fait que ces sacrifices soient courants ne doit pas faire oublier que le sacrifice n’est jamais anodin.

Le choix des victimes sacrificielles

La supériorité de l’homme sur les autres créatures et son droit à disposer de la vie d’un autre homme ne vont pas de soi. Il en existe des justifications.

Pour ce qui est des sacrifices humains, on peut considérer que la chasse aux têtes qui faisait partie des traditions sumbanaises avant d’être interdite par les Néerlandais en est une variante. De même, il semble que pour des funérailles de gens très nobles à Sumba Est des esclaves aient été sacrifiés pour accompagner le défunt dans l’au-delà.

Dans ces deux cas, cependant, seuls pouvaient être sacrifiés ceux qui étaient étrangers au groupe, soit parce qu’ils appartiennent appartenaient à un village différent (autrefois, chaque village exhibait à l’entrée un arbre à crânes sur lequel étaient empalées les têtes ennemies) soit, parce que dans le cas des esclaves sacrifiés, il s’agissait de prisonniers de guerre. Leur mise à mort n’offensait donc pas les marapu du clan. On ne tuait donc pas n’importe qui.

Lorsqu’il s’agit d’animaux, des légendes expliquent pourquoi ces animaux peuvent être sacrifiés. Chez les Laboya (Sumba Ouest), Danielle Geirnaert (1992:303) rapporte ce mythe :

Il y a très longtemps, avant que les ancêtres fondateurs ne s’installent dans les villages, le ciel et la terre avaient des relations incestueuses comme celles d’un frère et sœur. Quand les premiers humains arrivèrent, ils imitèrent le ciel et la terre et les animaux firent de même.

Ces incestes répétés fâchèrent Wulla-Lado (le démiurge lune-soleil). La lune quitta le ciel et dit : « Ce que vous faites est mal (hala) mais je vais encore me montrer à vous ». Elle réapparut dans le ciel, toute petite (premier quartier de lune). Les humains comprirent tout de suite et arrêtèrent de commettre l’inceste.

La lune continua de grandir, et cette fois, les buffles et les chevaux comprirent ce qu’elle voulait.

La lune grandit encore plus, elle était presque pleine quand les porcs comprirent ce qu’il était attendu d’eux. Les poulets, étant vraiment stupides, mirent encore plus longtemps à comprendre mais finirent par obéir.

La lune devint pleine : chiens et chèvres obéirent à la lune, mais les autres animaux, serpents, fourmis, etc. ne s’arrêtèrent pas pour autant.

Alors le soleil se fâcha et dit à la lune « Reviens que je puisse apparaître. Puisqu’ils ne te croient pas, je vais me montrer un petit peu : que les animaux qui comprennent se protègent en se cachant à l’ombre. »

Le soleil se leva et comme il commença à monter dans le ciel devint de plus en plus chaud. « Ceux qui n’ont pas obéi à la lune, je leur donnerai une mort brûlante », dit le soleil. Et il ajouta « Nous allons récompenser ceux qui nous ont obéi. Vous, les hommes vous avez été les premiers à nous croire, mais les autres, chevaux, buffles, porcs, poulets et chèvres, vous avez mis très longtemps à comprendre ce qui était requis de vous. C’est pourquoi j’ordonne qu’à chaque fois qu’un humain commettra hala, l’un de vous soit sacrifié à la place de cet humain. Poulets, puisque vous avez été si longs à comprendre, vous serez sacrifiés au début de chaque fête. Et vous, les chèvres, vous pourrez être brûlées si nécessaire. »7

Ceci illustre une fois de plus les concepts que nous avons déjà rencontrés : opposition brûlant/froid, réprobation de l’inceste qui ne sait pas faire la différence entre les êtres.

Chez les Kodi (Sumba Ouest) un autre mythe rapporte qu’autrefois les buffles étaient doués de la parole. Mais ils ont accepté qu’on leur passe un anneau dans les narines et ce symbole de servilité les a rendus muets, donc les a différenciés des humains et les a rendus aptes au sacrifice.

Le sort des animaux sacrifiés

Même si les animaux ont mérité d’être sacrifiés, le sort de leur « âme »8 est toujours important. En effet, les animaux ont une âme et leur cycle de vie en dépend. De même qu’il est nécessaire pour un homme que les rites funéraires soient accomplis pour qu’il atteigne pleinement son statut de défunt, il faut guider les âmes de buffles sacrifiés.

Chez les Kodi, une cérémonie spéciale a lieu à cet effet : quatre jours après le sacrifice proprement dit. Son but est de guider les âmes des buffles sacrifiés vers l’enclos céleste. Cet enclos, fait du même bois que l’arbre autel au centre du village, abrite les âmes des animaux sacrifiés. Les âmes y resteront jusqu’à ce qu’une cérémonie, quelques années plus tard les rappelle sur terre sous leur forme animale pour se reproduire et se multiplier : les âmes se réincarneront dans le troupeau de celui qui les a sacrifiés.

Le sacrifiant

Le sacrifiant est toujours un homme. On pourrait y voir là une simple règle de bon sens, surtout pour les sacrifices de buffles qui requièrent une certaine force physique. Mais cela n’est pas la seule raison. Il existe à Sumba une répartition des tâches suivant le sexe. Les hommes se chargent de tout ce qui se passe loin de la maison, et de tout ce qui a trait au « dur » (travail du bois, du métal). Les femmes se chargent de ce qui a trait à la maison, à l’intérieur, et travaillent les matériaux souples (vannerie, textiles). Elles sont aussi symboles de vie, et donc ne peuvent donner la mort : seuls les hommes peuvent le faire. Les hommes en effet sont considérés comme plus forts et capables d’affronter des situations « brûlantes » ou dangereuses, alors que les femmes sont associées au « froid » rituel, c’est-à-dire l’absence de danger. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les femmes ne peuvent communiquer directement avec les marapu.

De plus, ce n’est jamais le propriétaire de l’animal qui le sacrifie. En effet, pour un Sumbanais, ce qu’il possède fait aussi partie de lui-même, on pourrait presque dire que l’âme de ses possessions (même inanimées) s’agglutine à sa propre âme et qu’il ne doit donc pas la détruire.

***

On voit donc que le sacrifice est complexe, et qu’il s’inscrit dans un système de pensée où tout se tient. La mise à mort des animaux se fait selon une certaine logique : les animaux ont « mérité » d’être sacrifiés, mais on leur doit quand même un certain respect car ils ont une « âme ». Pour les Sumbanais d’ailleurs, les plantes, le riz et même les objets que nous possédons ont une certaine « âme ». Quand il s’agit d’un être vivant que l’on sacrifie, c’est la mort qui le rend sacré. Pour les objets inanimés que l’on sacrifie, on les rend parfois inutilisables : certains tissus sont déchirés par exemple.

La mort en effet est centrale à cette conception du cosmos qu’ont les Sumbanais : l’âme des morts, ou du moins un des aspects de leur âme, va se transformer en nuages et en pluie, laquelle viendra fertiliser la terre pour permettre à la vie de continuer. Une fois de plus nous voyons le dualisme complémentarité/opposition se manifester : la mort et la fertilité sont étroitement liées et sont les deux faces d’une même réalité.

Ceci se manifeste dans des cérémonies telles que la Pasola par exemple. La Pasola se déroule à Sumba Ouest au moment où les plantations de riz vont se faire au début de la saison des pluies. Au moment de la nouvelle lune, en février-mars, de nombreux cavaliers de clans différents se retrouvent pour un combat rituel à l’aide de lances. De nos jours, l’événement est encadré par les autorités et il est interdit d’avoir un bout ferré à sa lance. Avant cette interdiction, il était fréquent que des morts s’ensuivent. Il est intéressant de noter que dans ce cas, les victimes étaient considérées comme des offrandes aux marapu et que leurs corps ne recevaient pas de sépulture. À Laboya, le mot qui désigne la cérémonie est pahala et certains ont voulu y voir le sens « d’amende suprême » qui expulserait le hala de la communauté. Les victimes auraient donc été des offrandes propitiatoires. Mais aussi on considérait que le fait de répandre le sang sur la terre était un gage de fertilité, une fois de plus bouclant la boucle entre la vie et la mort.

Donc, n’en déplaise à certains articles, la Pasola n’est pas un jeu et l’on n’y sacrifie pas de touristes. La religion marapu où le sacrifice tient une si grande place puisqu’il unit tous les composants du cosmos, marapu, défunts, vivants, animaux et autres composantes de la Nature, a déjà été codifiée et édulcorée9 par des lois passées par les Néerlandais (interdiction de la chasse aux têtes et des sacrifices aux funérailles) et le gouvernement indonésien (limite le nombre de buffles sacrifiés et laps de temps avant les funérailles). De nombreux courants modernes (pancasila10nécessité de croyance en un dieu unique)menacent également ces traditions très anciennes. Mais la société tout entière est fondée sur ces pratiques : en effet à Sumba, les animaux qui sont sacrifiés sont souvent offerts par les invités. Il existe un système de dettes entre les clans qui se perpétue de génération en génération. En effet si on sait que le clan X a fourni dans le passé un buffle et deux cochons par exemple pour une cérémonie, le clan qui les a reçus se devra ultérieurement de fournir une prestation égale ou supérieure.

Si ce n’est pas possible, la dette est héritée par les enfants. On se retrouve donc avec un système extrêmement compliqué où l’individu, une fois de plus, est subordonné au groupe. Le groupe lui-même fait partie d’un ensemble qui regroupe les vivants, les morts, les ancêtres, les esprits, la divinité et la nature. S’attaquer à l’un des concepts risque de déstabiliser la société tout entière.

Cet article reprend certains aspects de mon mémoire de l’EHESS intitulé « Les hommes sont-ils égaux devant la mort ? » (1998). On y trouvera une bibliographie beaucoup plus complète. Le mémoire était principalement basé sur trois monographies dont je donne les détails ci-dessous.

janvier 1, 2019


Forth, Gregory

An ethnographic Study of a Traditional Domain in East Sumba
The Hague: Martinus Nijhoff.

janvier 1, 2019
janvier 1, 2019

Geirnaert-Martin, Danielle

The woven land of Laboya: Socio-cosmic Ideas and Values in West Sumba, Eastern Indonesia.
Leiden : Center of Non-Western Studies

janvier 1, 2019
janvier 1, 2019

Hoskins, Janet

The Play of Time, Kodi perspective on calendars, history and exchange
University of California Press.

janvier 1, 2019

Photos © Anne-Marie Vassal-Harrison

Les photos de cet article ont été, pour la plupart, prises à Prai Yawang (Sumba Est) en 1994 (cadavres enveloppés avant les funérailles en 1995) et à Anakalang (Sumba Ouest) en 1997 durant la mise en place de la future tombe de Umbu Niwa Jima, frère du Bupati de Sumba Barat. La Pasola est celle de Laboya (février 1994) .

1http://www.gluckman.com/pasola.html Wikipedia, pasola, définition en anglais

2– En sumbanais, un homme qui ne « laisse pas couler le sang sur la place du village », c’est-à-dire qui n’offre pas de sacrifices d’animaux n’est pas estimé. (Onvlee, L. The significance of Livestock on Sumba dans Flow of Life, Essays on Eastern Indonesia. Harvard University Press 1980)

3– A ce sujet, voir Rodney Needham’s Principles and variations in the structure of Sumbanese society dans Flow of Life, déjà cité)

4– A rapprocher de l’indonésien datuk. Ce mot, comme pratiquement tous les mots sumbanais cités dans cet article, revêt des significations légèrement différentes suivant la population concernée.

5– Voir plus loin « choix des victimes sacrificielles »

6– A plusieurs reprises, il m’a été dit que ce chiffre de 5 correspondait à ce qui se faisait di depan (devant)mais que d’autres sacrifices avaient lieu di belakang (par derrière) ce qui montre bien combien cette question de prestige est encore importante.

7– Les bovins blancs (Brahmin cattle) introduits à Sumba en 1912 sont considérés comme des animaux uniquement à valeur commerciale et ne sont jamais utilisés de façon rituelle.

8– Comme la plupart des habitants d’Asie du Sud-est, les Sumbanais pensent que les hommes, les animaux, etc. ont plusieurs « âmes ». Le mot utilisé ici est donc un raccourci de pensée commode mais ne représente qu’une approximation.

9– Autrefois, les sacrifices de buffles en particulier étaient particulièrement violents et prolongeaient les souffrances de l’animal. Pour une interprétation de ce phénomène voir Janet Hoskins, Violence, Sacrifice and Divination: giving and taking life in Eastern Indonesia. American Ethnologist 20(1) : 159-78

10– Les cinq principes du Pancasila :

  1. Foi en un Dieu unique et suprême
  2. Humanité juste et civilisée
  3. Unité de l’Indonésie
  4. Démocratie guidée par les délibérations des représentants légaux
  5. Justice sociale pour l’ensemble du peuple indonésien

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